31 mai 2009

Entretien avec cartes interactives




Nous observons une forme conversationnelle régulière dans l’entretien de recherche avec carte de géolocalisation. Elle prend la forme d’une consigne avec des relances de la consigne. La consigne prend une forme séquentielle en deux parties : 1) formuler le lieu et 2) désigner une activité propre à la référence au lieu formulé. L’ordre séquentiel dans la double consigne apparaît comme un dispositif de description mis en place interactionnellement qui permet à l’enquêteur de comprendre les activités de déplacement de l’enquêté en lien avec les horaires. Les commentaires ou explications de ce dernier informent les données informatiques de géolocalisation. Couplées, ces deux formes de ressources informationnelles permettent de mieux comprendre les déplacements de l’utilisateur de téléphone mobile. Nous posons l’hypothèse que le format propotypique du positionnement de la consigne est en relation à l’activité des participants, c’est-à-dire l’hypothèse du placement séquentiel de la consigne dans l’activité d’entretien d’auto confrontation de l’enquêté avec les données qu’il a générées. Peut-être intervient-elle lors de l’émergence d’un problème interactionnel lié à l’activité de lecture à l’écran ? Par exemple, les pauses longues doivent être gérées interactionnellement.

Les questions de l’enquêteur au format spécifique émergent dans l’activité, mais d’abord dans quel contexte conversationnel apparaissent-elles ? Pour explorer ces questions de l’articulation du discours et des actions situées pour chaque participant, nous employons l’orientation de recherche propre à l’analyse de conversation (Sacks, 1992 [1964-72] ; Sacks et Schegloff, 1973 ; Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974). L’analyse de conversation se base sur une description de l’organisation de la « forme structurelle systématique » de la production locale de la parole-en-interaction. Les études en analyse de conversation se veulent rigoureusement empiriques, du fait que l’analyse n’est pas motivée par la théorie, l’intuition ou par des évaluations a priori de la signification des évènements représentés dans les données. La discipline propose de décrire les processus déductifs socialement organisés par lesquels les gens eux-mêmes orientent leur compétence d’agir de manière appropriée. Au fil des analyses dans cet article, nous discuterons plus en détail de l’organisation structurée, de manière plus ou moins systématique, des échanges verbaux dans le travail de mémorisation et de repérage géographique, et en particulier comment cette organisation permet l’alignement des participants sur l’activité en cours.

Comme l’a montré E. Schegloff (1972a : 1076), l’organisation structurelle globale d’une conversation entre deux participants se présente comme une alternance des tours de parole sous la forme a-b-a-b-a-b, où « a » et « b » sont les locuteurs. La séquence a-b-a-b fait que chaque tour successif est séquentiellement dépendant du précédent (ibid). Le parler-en-interaction entre Michel (sociologue-enquêteur) et Franck (enquêté), dans l’extrait 1 ci-dessous, conserve dans l’échange la systématicité de l’alternance des tours avec un ordre visible et descriptible. Dans la conversation, on observe que les deux partenaires sont amenés à rendre compte explicitement de ce qu’ils disent et à justifier ce qu’ils font indépendamment du contexte de la situation, c’est-à-dire du fait qu’il s’agisse d’une interaction d’enquête ou encore du cadre physique (Drew et Heritage, 1992 ; Schegloff, 1993). Les deux locuteurs Franck et Michel ont accès de manière commune aux ressources nécessaires qui permettent d’ordonner leur cours d’action conjointe. La question formulée par le locuteur Michel aux lignes 4 à 6 est composée de deux propositions portées par la valeur symétrique de la conjonction et (Ducrot, 1973 : 97-98). Le morphème et, en tant que connecteur logique, coordonne deux propositions de même fonction, auquel cas les deux propositions de l’énoncé sont équivalentes. Donc l’interlocuteur peut choisir de répondre à l’une ou l’autre. L’apparente symétrie dans la formulation des deux parties de la question est cependant contredite si l’on considére l’interrogation comme un objet sémantico-pragmatique. La première proposition « tu peux repérer à quel endroit c’est ça » est posée de façon absolue. La seconde proposition « et quelle activité tu tu tu faisais là à ce moment là » est conditionnée par la première (Cornulier, 1982 ; Léon, 2005/1997). La subordination est implicite car elle n’est pas exprimée par les termes adéquats. Dans notre énoncé, la conjonction de coordination exprime un premier rapport sémantique d’adjonction de deux notions distinctes (le lieu et l’activité) et un second de succession temporelle. D’un point de vue interactionnel, les deux propositions ne sont pas indépendantes, ce qui affirmerait leur symétrie, mais au contraire repose sur une réponse attendue. L’énonciation du locuteur Michel est un tour allocutif qui modifie la situation ouvrant vers son interlocuteur des droits et des obligations. Le tour de parole de Michel initie la première partie de la paire adjacente question/réponse (Schegloff, 1968 ; Schegloff et Sacks, 1973) qui projette un type d’activité pour la réalisation de la suite. Dans toute paire adjacente, il existe une seconde partie qui est préférée à toute autre (par exemple l’acceptation d’une offre est préférée à son refus). C’est la notion de préférence telle qu’elle a été élaborée par Levinson (1983 : 332-345). Elle correspond à l'attente du locuteur de la première partie et sera formellement non marquée. La question de Michel marque ainsi cette attente. « Ces questions sont une façon pour un locuteur de présenter un choix de réponse à un destinataire, voire même pour l’obliger à répondre de façon prescriptive » (Léon, 2005/1997 : 5). Le tour de Michel constuit dans son énonciation l’attente i) que son interlocuteur réponde, ii) que la réponse fournisse une information. De plus, la forme de la réponse de l’interlocuteur Franck présente aussi une séquentialité en deux parties, en attente chacune de l’évaluation de la part du locuteur Michel. Conformément à une approche séquentielle (Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974), nous concevons la paire question-réponse comme appartenant à deux tours de parole adjacents. L’ordre émerge de la conversation : à la question posée par Michel (lignes 4 à 6) qui est construite autour deux propositions distinctes dont la seconde est inclusive de la précédente, le locuteur Franck répond d’abord à la première (ligne 7) ; il y a confirmation (évaluation) par Michel (ligne 8) et ce n’est qu’ensuite que le répondeur Franck formule la réponse à la seconde proposition (lignes 9 et 10). L’interaction rend visible à la fois le travail de compréhension de la question énoncée par Michel mais également et de manière complémentaire, elle restitue, par l’organisation séquentielle des contributions des participants, à l’intérieur même de l’activité de questionnement, la catégorie d’interviewer pour Franck et celle de questionneur-évaluateur pour Michel (Schegloff, 1993). La compréhension de faire un raisonnement pratique de la situation d’enquête comme méthode sociologique émerge dans et par l’échange entre Michel et Franck.